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L’intelligence sensible en arts plastiques

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La sensibilité est au coeur des programmes d’arts plastiques. On lit dans les documents d’accompagnement des programmes ce titre : « Une éducation de la sensibilité par la sensibilité ». On peut légitimement se poser la question de cette sensibilité à l’oeuvre dans les apprentissages. Cette sensibilité ne doit pas être confondue avec la sensiblerie.

« Prendre en compte la sensibilité des sujets à qui nous nous adressons, en tant qu’intervenants dans nos pratiques de formation et de recherche, suffit-il donc pour nous assurer de leur émancipation ? Ne faut-il pas aussi savoir les former eux-mêmes à l’écoute et à la prise en compte de leur propre sensibilité, puisque cette dernière constitue, pour la personne qui sait s’y référer, le lieu de processus à la fois singuliers et universels permettant d’aborder des questions existentielles essentielles, de continuer à grandir en conscience tout au long de sa vie, de ne pas s’arrêter de ‘devenir’ ? »(1)

Jean Dubuffet, Le jardin d’hiver

La sensibilité connaît plusieurs acceptions :

  1. Propriété (d’un être vivant, d’un organe) de réagir d’une façon adéquate aux modifications du milieu.
    La sensibilité de la rétine. (excitabilité)
    2.
    Propriété de l’être humain sensible (traditionnellement distinguée de l’intelligence et de la volonté).
    Une vive sensibilité. (affectivité, coeur)
    Mais c’est la définition philosophique qui paraît être la plus précise :
    La sensibilité : [En parlant d’une pers.] Faculté de ressentir profondément des impressions, d’éprouver des sentiments, de vivre une vie affective intense.
    [En parlant d’un artiste] Faculté d’éprouver des sentiments et aptitude à les traduire, à les exprimer dans une création artistique.
    La sensibilité donc renvoie aux émotions et sentiments ressentis. Mais quelle est la différence entre émotions et sentiments ?

Une émotion : État affectif, plaisir ou douleur, nettement prononcé.

Un sentiment : Le sentiment est la composante de l’émotion qui implique les fonctions cognitives de l’organisme, la manière d’apprécier.

Si les émotions sont une pure réaction physiologique, les sentiments, eux, sont une construction mentale. Il s’agit d’un état affectif d’ordre psychologique, même si un sentiment peut être le prolongement d’une émotion (par exemple : l’angoisse par rapport à la peur, la déception par rapport à la tristesse…).

« La dimension du Sensible renvoie aux phénomènes et processus qui adviennent à la conscience d’un sujet quand celui-ci se met en lien avec son monde intérieur via un ressenti intime et profond de son corps. »(4)

Le rôle de l’enseignant consisterait donc à partir des émotions, de les verbaliser, de les conscientiser afin qu’elles se structurent en sentiments chez l’élève mais uniquement dans le but de les amener à mieux ressentir le monde par le biais de la pratique plastique et des oeuvres d’art.

Il ne s’agit pas de faire vivre des émotions, de les provoquer chez les élèves mais de partir de leur vécu sensible pour le changer en savoirs.

Ce n’est pas un entraînement à éprouver des émotions mais la reconnaissance de l’intelligence sensible de l’élève.

« « L’enfant ne peut connaître un épanouissement équilibré que si son intelligence rationnelle et son intelligence sensible sont développées en harmonie et en complémentarité. Il faut que l’enseignement prenne en compte chaque enfant dans son intégralité. Une rationalité excessive a pour effet de cantonner l’éducation artistique à la marge du système. Or, l’éveil de la sensibilité est la condition de la maîtrise de la langue. Elle est un sésame pour les autres formes d’intelligence. L’éducation artistique et culturelle développe une pensée mobile et souple pour faire face de manière inventive à des situations inédites. L’art est une discipline d’appropriation des savoirs qui fait appel à l’affectif, à l’intelligence sensible, à l’émotion : l’apprentissage modifie l’écoute, le regard, le rapport à soi et aux autres, il donne confiance en soi. Pratiquer une activité artistique est un antidote à l’ennui et une source de motivation. L’éducation artistique apporte aux enfants une sensibilité capable de structurer leur corps, d’élever leur esprit, d’aiguiser leur sens critique, et de développer la compréhension de l’autre. Par le chant choral, le jeu théâtral, la danse, l’enfant cerne son identité, affirme sa personnalité, rencontre les autres sur des bases créatives et constructives.».(2)

Qu’est-ce que l’intelligence rationnelle ? Sensible ?

L’intelligence rationnelle : qui est mue par la raison. Qui suit des sources internes, logiques ; qui est guidée par l’intellect (en opposition avec l’expérience ou l’émotion) (ex. analyse rationnelle).

L’intelligence sensible : Capable de sentiment, apte à ressentir profondément les impressions et à les traduire, les exprimer à en tirer des connaissances. Capable de sensation et de perception.

Christian Schloe

L’intelligence sensible, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne consiste pas seulement à éprouver des émotions dans l’absolu et à les dire, mais à sentir le monde (les choses, les êtres, les objets), de les percevoir de manière sensible par le corps et de manière active et réfléchissante. C’est en donnant les clés pour accéder à l’art par la pratique et les mises en commun que les élèves s’exprimeront par le biais de leur intelligence sensible.

« Dans ce contexte, les enseignements et l’éducation artistiques entretiennent un rapport spécifique au savoir, qui se développe à partir d’un agir en situation de production et de perception. Par la manière dont ils se déploient dans ce contexte particulier de manipulation et de confrontation avec des « objets » artistiques et culturels, ils tirent leur originalité des modalités pédagogiques auxquelles ils ont recours et que l’on désignera comme pédagogie du sensible. »(2)

Une émotion ne vient pas ex-nihilo. La pédagogie du sensible doit être une construction en arts plastiques. L’enseignant n’est pas un thérapeute chargé de faire revivre des émotions positives ou négatives. Il est en revanche celui qui permettra aux élèves de mieux cerner ce qui les meut et émeuvent par le biais des mises en commun et des échanges avec les oeuvres d’art.

La pédagogie du sensible doit se faire en mots et en actes.

Une question demeure importante : doit-on évaluer la sensibilité des élèves, leur aptitude à s’émouvoir ou alors est-ce autre chose que nous visons ?

Il n’est pas question de classer les élèves en hypersensibles ou en apathiques ! On ne note pas la personne ni ses facultés à s’émouvoir. D’ailleurs, ce sont les compétences qui sont évaluées.

Le triomphe de la Justice – Durameau, 1767

En revanche, il est possible de mesurer les progrès des élèves dans leur manière de voir et de traduire le monde. Plus les élèves découvriront des moyens nouveaux pour s’exprimer, plus ils pourront se représenter le monde et plus ils sortiront d’une vision égocentrée nécessaire à dépasser pour devenir un adulte libre et autonome qui connaît sa place dans le monde. « Les pratiques artistiques dans lesquelles l’élève s’implique à l’école le conduisent en effet à éprouver de nouvelles sensations, à recevoir et percevoir autrement, à être attentif au monde et donc à s’approcher soi-même. » « Proposer à l’élève de multiples expériences sensibles, lui donner les occasions d’explorer, d’inventer de nouveaux gestes, de porter un autre regard sur les choses, c’est bien lui donner la possibilité d’appréhender le réel autrement ; c’est lui permettre tout à la fois de découvrir la spécificité de son propre regard et de son action et d’enrichir sa relation à l’environnement ; c’est, par la pratique de langages artistiques, exercer la fonction symbolique, parallèlement au langage verbal. En évoquant le monde par des symboles et des signes, l’élève saisit le réel autrement que dans l’immédiateté, il devient capable de (se) représenter, d’anticiper, de planifier, de s’organiser. Il nourrit son image mentale des choses et du monde en enrichissant son imaginaire. ».(2)

Quand on lit les stades du développement du dessin chez l’enfant par Lucquet, on comprend que dès son plus jeune âge, l’enfant est pétri par sa volonté de saisir le monde, de le représenter, par une volonté de réalisme. Et faute de technique, il abandonne le dessin vers l’adolescence en se tournant vers l’écrit. Le cours d’arts plastiques et la pédagogie du sensible vont permettre à l’enfant de s’exprimer autrement et pas seulement par la voie du réalisme illusionniste. Il existe d’autres formes d’expression aussi légitimes et expressives que la voie de l’imitation.

« En effet, dans le cadre de ses expériences artistiques, le plaisir de faire et d’explorer de l’élève se conforte dans le désir de laisser une trace, de pouvoir exprimer ses émotions et de se sentir vivant. L’activité génère alors des émotions et des moments de partage avec les autres. Elle suscite aussi chez l’enfant le plaisir et le désir d’apprendre, plus encore l’envie de dire et d’exprimer le monde. Le plaisir de communiquer par d’autres biais est amplifié par la découverte de nouveaux modes de communication. En cherchant à échanger avec l’autre et à s’ouvrir à lui, l’élève développe son potentiel d’invention. « (2) Il est clair que ces émotions dont il est question éveillant à la sensibilité naissent du faire et dans l’action. L’élève prendra du plaisir ou ressentira des moments d’impuissance. Et c’est bien là que le statut de l’erreur prend sens dans nos cours. Ce sentiment d’impuissance grâce à l’intervention des pairs et du professeur se changera en faculté de créer. Comment ? En apprenant qu’il n’y a pas de solution unique au problème ouvert posé.

« En ce sens, une autre compétence essentielle est développée par les enseignements et l’éducation artistiques, l’exercice de la pensée divergente, condition de la créativité, de la liberté de pensée et d’agir, de l’exercice du jugement critique et de l’ouverture d’esprit. Plus intuitive, induisant la capacité à chercher, à s’étonner, elle intègre l’errance, la possibilité de prendre des chemins de traverse ou de commettre des erreurs, compétences et attitudes inhérentes à tout processus de construction de projet, comme de construction du sujet. ».(2) La reconnaissance de l’errance et de l’erreur est fondamentale. L’intelligence sensible n’est pas linéaire : elle se poursuit et se développe selon des méandres liés au sujet de la personne. Fort de son expérience, par la rencontre avec les pairs et les oeuvres d’art, l’élève se forgera une culture personnelle basée sur la tolérance et l’acceptation de l’autre.

L’empathie :

Nathalie Bello, Empathie, 2013

« Ce travail ne peut se faire qu’à la condition d’une culture de l’empathie, parce que se mettre à la place de l’autre constitue une disposition émotionnelle majeure dans la construction de la relation aux autres. L’expérience artistique nourrit en effet l’empathie, celle-là même qui permet d’entrer dans l’être d’un autre et de partager ce qu’il ressent. ». (2)

Empathie : Capacité de s’identifier à autrui dans ce qu’il ressent.

Il ne s’agit pas de s’assimiler à l’autre par l’éducation à l’empathie mais de permettre aux élèves de développer leur capacité à comprendre l’autre dans ce qu’il ressent.

Cette intelligence sensible ainsi aiguisée permettra aux élèves d’acquérir d’autres compétences liées aux savoirs-être et qui ne seront pas sans conséquences dans l’intelligence rationnelle.

« Il apprend l’ouverture d’esprit et la tolérance en respectant les choix et les modalités d’expression envisagés par les uns et les autres. Il cherche à faire passer un message et s’enrichit. Il renouvelle ses savoir-faire et plus encore, construit sa manière d’être là, développe une pensée personnelle et progresse dans le champ de la pensée rationnelle. »(2)

L’intelligence sensible est donc reconnue comme ayant un impact dans l’intelligence rationnelle. En effet, le mal-être peut être un frein dans celle-ci. Viser l’épanouissement des élèves, dans le sens de l’accroissement des facultés de leur sujet dans le domaine des savoirs-être, aura des incidences dans le cheminement de leur raison. C’est bien là la grande nouveauté de ces programmes : accorder un statut particulier à cette intelligence sensible.

Cette intrication du rationnel et du sensible est nouvelle dans les programmes. Ce métissage de l’une dans l’autre permet de préciser notre rôle auprès des élèves et de le rendre plus humain. N’est-ce pas permettre la manifestation en acte de la pensée complexe ?

« Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot « complexus », « ce qui est tissé ensemble ». Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le « re », c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse. La connaissance doit avoir aujourd’hui des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier. » Edgar Morin.

Le tissage de l’intelligence rationnelle avec l’intelligence sensible permet aux élèves d’apprendre en re/connaissant les émotions et sensations qui traversent leur corps tout au long de leurs apprentissages.

« Autrui se donne à moi dans chacun de ses détails, comme l’artiste-peintre que l’on reconnaît dans chaque coup de pinceau qu’il assène à la toile, ou comme lorsque nous lisons un texte anonyme et que nous pouvons nous exclamer après la lecture de quelques mots « ça, c’est du Proust ! ».(…) »C’est justement parce que l’autre se donne à ma conscience perceptive dans les moindres détails que je peux l’identifier à moi-même. (…) L’empathie est le remède universel à ce doute, fondatrice d’une égalité et d’une fraternité nécessaire et naturelle des hommes au sein de la communauté. » (4)Jonathan Daudey

Ainsi nous comprenons bien que l’expression des émotions en arts plastiques ne se traduit pas exclusivement par la représentation de celles-ci, de la joie ou de la colère par exemple. C’est bien à chaque cours, à chaque classe, pour chaque élève que se jouent les émotions « plastiques » avec la pratique mais aussi la rencontre avec les oeuvres d’arts et les propositions des pairs. Il serait dommage de réduire cette entrée à cette seule effectuation. Les émotions en arts plastiques ne se commandent pas sur le champ et à l’unisson : elles s’éprouvent différemment, se manifestent personnellement, se vérifient par le partage, s’analysent dans l’échange, se commentent tout au long de n ‘importe quel cours tout au long du dispositif de manière singulière et authentique. On peut très bien rencontrer le cas d’élèves qui ressentiront une vive colère en exprimant la joie … s’ils n’y arrivent pas …. ou qui éprouveront un réel plaisir à exprimer la tristesse car ce sentiment les inspire …

Bibliographie

(1)-http://danis-bois.fr/?p=1349

(2)-Plan pour les arts et la culture à l’école, CNDP, 2001, p. 7.

http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Arts_plastiques_et_education_musicale/43/1/2_RA_C2_C3_EEA-_education-sensibilite_570431.pdf

https://www.ac-paris.fr/serail/upload/docs/application/pdf/2014-06/la_sensibilite_limaginationla_creation.pdf

(3)-http://synestheorie.fr/2017/02/06/pensee-sensible-these-aumonier/#.WpPk3hPFInM

(4)https://unphilosophe.com/2016/12/05/philosophie-de-lempathie-contre-heidegger-sartre-et-merleau-ponty/


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