“La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout.”Victor Hugo. L’intime est cette partie de soi où de l’oeuvre qui ne se laisse pas dévoiler dès le premier regard sinon c’est ouvrir les portes de l’obscène. C’est cette zone du privé qui de temps à autre fait irruption dans le public. L’intime est la délicatesse du vivant face à l’autre, une caresse dans le visible, une promesse du dedans émergeant dans le dehors. Cette poésie du sensible anime bien des artistes dans cette pudeur du voir. “Les doutes, c’est ce que nous avons de plus intime.” écrivait Camus. On comprend bien ce doute plastique, on croit savoir et voir alors que peut-être nous ne savons rien et nous ne voyons rien. L’intime est le corollaire du questionnement. Mais quelle est la différence entre l’intime et l’intimité, quelles limites existe-t-il en érotisme, obscénité et l’intime ?
La Joconde de Léonard de Vinci nous interroge depuis bien longtemps. Sourit-elle vraiment ? Ce sourire s’adresse-t-il au spectateur ou à l’artiste exclusivement ? L’intime est ce qui baigne dans cette oeuvre magistrale où il est à la fois l’expression du proche dans le lointain et du lointain dans le proche.
L’intime est peut-être la condition pour l’oeuvre’ de résister dans le t’emps. Elle pousse à l’interprétation et aux avis divergents. Elle ne formate pas le spectateur dans une forme de pensée unique mais invite à l’ouverture.
L’intime n’est pas de l’ordre du voyeurisme comme le montre Marcel Duchamp dans Etants donnés : le spectateur est invité à regarder à travers un trou d’une fausse porte pour découvrir une scène macabre.
C’est une interprétation très contemporaine de la traditionnelle Suzanne au bain par exemple du Tintoret.
L’Odalisque de James Pradier, XIXème, en est un bel exemple. Cette statue de cette femme presque entièrement nue est une métaphore absolue de l’intime. Elle se dérobe de tous les côtés à notre point de vue. (Voir article « Promenade au Musée de Lyon).
On ne peut la saisir totalement de face car elle pose dans une forme spiralée. Par cette posture, sa nudité échappe à notre regard.
Dans l’art contemporain, l’intime est profondément exploré par les artistes. Il s’insinue dans les expositions et questionne le regardeur de manière parfois inquiétante ou mélancolique.
Lucian Freud avec la puissance de ses touches et de ses pinceaux nous révèle l’intime de ses modèles.
Dans son autoportrait, la dualité dessin/peinture fait émerger l’intime de manière spectaculaire. La peinture agit comme un masque qui non pas cache le visage mais le révèle.
Francis Bacon dans les siens fragmente le visage en plusieurs parties. Ce n’est pas l’espace du dehors que cherche Francis Bacon mais bien cet espace, comme dirait Henri Michaux, du dedans.
Jacques Damez, La 25ème heure : l’autoportrait inaccessible, 1990
Vue de l’exposition Entre intime et autoportrait [Un temps dilaté], du 19 septembre au 15 novembre 2015
L’autoportrait est bien ce genre qui met en scène l’intime de manière évidente. L’artiste doit aller puiser cette partie cachée de lui-même pour faire pénétrer l’intime enfoui en lui dans sa représentation.
L’homme au turban rouge de Van Eyck connaît cette force dans son panneau. L’homme au Turban Rouge nous montre les moindres détails du visage de l’artiste avec une minutie extrême. Le rouge, couleur de la Passion du Christ amplifie la mélancolie de cet autoportrait.
De Francesco Furini, le spendide Saint Jean l’évangéliste, 1635-236. Le portrait est surpenant et tout est composé pour diriger notre regard vers la manche blanche et le fil contrastant avec le fond sombre. Le rouge a une qualité très profonde et tout dans cette peinture invite à la méditation. Une relation très intime se noue entre le visiteur et le peintre.
On voit bien ici que l’intime ne se limite pas à la nudité mais bien qu’il se niche dans une manière de paraître au public : peut-être est-ce cette « inquiétante étrangeté » ou cette « apparition d’un lointain si proche soit-il » définissant l’aura des oeuvres d’art selon Walter Benjamin.
L’intime est aussi ce Je-ne-sais-quoi ou ce Presque-rien définit par Jankelevitch. Il est insaisissable, fuyant, il esquive notre regard. Il est de l’ordre de la communion silencieuse entre l’artiste et le spectateur comme le montre Marina Abramovic dans sa performance :
Mais ici, il y a une mise en abîme de l’intime : un ancien compagnon vient s’asseoir devant elle. L’artiste perd pied et nous voyons ici non pas l’intime se dérouler entre eux mais bien une douce intimité s’installer en eux.
Une fois par jour, durant vingt-trois jours, Vito Acconci choisit au hasard une personne dans la rue pour la suivre jusqu’à ce qu’elle entre dans un lieu privé. Following Piece (1969) met en scène un intime volé au spectateur.
Pierrick Sorin nous fait entrer dans l’intimité de ses réveils matinaux. L’image est brute et non travaillée, comme pris sur le vif<.
Sophie Calle dans Prenez soin de vous, 2007, affiche un message au public plutôt familier.
Louise Bourgeois, Femme-maison, 2001
Nous voyons bien à travers ces exemples qu’il existe deux types d’intimes dans l’art d’hier à aujourd’hui : l’intrusion dans la vie privé de l’artiste témoignant de sa volonté de se rapprocher au plus près de son public et intime de l’oeuvre d’art qui s’affiche sans s’afficher. Il n’est rien de si doux que l’intimité d’une grande âme qui s’ouvre à nous sans réserve !
Citation de Johann Wolfgang von Goethe ; Les souffrances du jeune Werther (1774)
“Tout mon travail repose sur l’approche intime d’un environnement. ”Guiseppe Penone. L’intime entre cet arbre et la main ne serait-il pas incarné par les marques déformées de la croissance de cet arbre, cette empreinte du temps laissée dans son écorce ?
Nicole Tran Ba Vang. sans titre 06, montre dans un photomontage une femme nue mais pas nue ôtant un corset cousu dans de la peau. L’intime ici frôle l’érotisme.
L’intrusion dans la vie privée de l’artiste le rend public : l’intime est de l’ordre de l’intimité. L’intime en son essence se manifeste dans le visible. Parfois trouble et discret, il nous faut du temps pour l’appréhender, L’intime serait-il l’émergence d’un non-dit dans le visible, l’émanation du flou dans l’oeuvre comme une sorte de frisson intangible dans le voir ?
Joel Meyerowitz, New York, 1963
Pour son installation, l’artiste japonaise Chiharu Shiota a récolté auprès de son public 400 chaussures individuelles accompagnées de notes personnelles, de souvenirs associés à ces chaussures. Elle part à la quête de l’intime du public. “Le sentiment d’appartenance est une conviction intime qui va de soi ; l’imposer à quelqu’un, c’est nier son aptitude à se définir librement.”Fatou Diome
L’artiste met en scène l’intime dans cette installation gigantesque. Il côtoie ici la notion de secret car les souvenirs pour la plupart ne sont pas accessibles.
L’intime serait-il l’expression d’un secret entre l’artiste et le regardeur sussuré à l’oreille ?
A bruit secret de Marcel Duchamp, 1916, cache dans son assemblage un petit objet qui se dérobe au regard du spectateur mais qui se manifeste de manière sonore.
Insaisissable et incertain, l’intime nous touche dans les oeuvres d’art. Mais pour que cela se produise, une juste distance est nécessaire pour le mettre en scène et afin de le faire vibrer. Trop près, il devient obscène, trop loin il se perd dans l’invisibilité. L’intime ne serait-il pas la manifestation d’un désir sublimement interdit dans l’art, sublime que partagent le temps de la rencontre l’artiste et le regardeur comme c’est le cas dans l’installation de Marina Abramovic ?
C’est bien ce qui se joue dans Extases d’Ernest Pignon-Ernest où l’intimité des femmes est montrée dans leur état extatique et où l’installation plastique met en scène l’intime : la lumière, le mouvement du support, l’atmosphère amenant au recueillement.
La rencontre avec l’intime dans l’art invite à la méditation. Méditation sur soi et son paraître, sur son soi et son être, entre soi et le monde. C’est un miroir, un ineffable entre-deux, impalpable, pudique et secret qui reflète notre intériorité par l’intrusion délicate d’une altérité qui se mue en identité et où l’artiste et le spectateur communient ensemble. L’intime c’est l’esthétique sensible du « nous ».
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