On peut se demander quelles relations l’art nourrit avec le temps. En effet, comment rendre visible quelque chose qui ne l’est pas ? On peut poursuivre cette recherche en se demandant si l’art a une vision passéiste ou au contraire en avance sur le temps. Mais comment savoir à un moment donné ce qui va s’annoncer dans le futur ? L’art serait-il médium ? On parle d’artistes visionnaires pour ceux qui ont su défier leur temps. Est-ce la marque du génie ? Kant partait du principe qu’il y a deux formes pures: l’espace et le temps. Le temps ne serait il pas le médium de la musique et non des arts plastiques ? Pour Hegel l’art est le reflet de son temps. Pourtant il a annoncé la mort de l’art … Le temps de l’art est-il toujours au présent ou doit-il se conjuguer au passé ? C’est la rupture de l’art avec le Beau qui a fait penser à Hegel que celle-ci sonnerait la fin des temps artistiques. Or l’épopée de l’art contemporain invalide ce postulat hégélien. « Le cas est particulièrement patent avec l’art surréaliste qui parfois n’hésite pas à représenter la laideur du réel à travers des œuvres réellement laides ! On ne peut pas dire que la pissotière de Marcel Duchamp soit spécialement esthétique… » écrit Jean Luc Berlet dans un article posté sur son blog : « L’art reflète-t-il son temps ». Le divorce avec le Beau opéré par Marcel Duchamp n’a pas ouvert la voie vers la laideur mais vers le Non-Beau de l’art. (voir article sur le non Beau dans l’art). « L’intention du ready-made, c’est de se débarrasser de cette idée du beau et du laid. On pourrait en faire cinquante par jour, mais ce n’est pas vrai. Si vous en faites cinquante par jour, vous verrez que dans trois ou quatre jours les cinquante commencent à vous plaire, donc le résultat n’est pas ce que je cherchais. » M.D. La crise du Beau dans l’art, conduisant au Non-Beau duchampien, ne serait-elle pas à l’origine de la matérialisation du temps humain dans l’art ? La Beauté et la Laideur en effet, ne seraient-elles pas le corollaire de l’éternité ? L’art est-il le miroir du Temps ?
Les artistes lisent-ils dans le marc de café ? « N’est-ce pas la caractéristique des plus grands chefs d’œuvre que d’anticiper ainsi sur l’avenir ? » Jean Luc Berlet. Les artistes visionnaires n’anticipent pas l’avenir : c’est à partir de leur chefs-d’oeuvre que l’histoire de l’art opère des changements. Les grands artistes sont plutôt les marqueurs de leur temps: ils influencent la courbe esthétique de leur temps. Picasso, (le philosophe le prend en exemple avec Guernica ), a changé le cours de l’évolution de la peinture. “Je n’évolue pas, je suis. Il n’y a, en art, ni passé, ni futur. L’art qui n’est pas dans le présent ne sera jamais. ” affirme Picasso. L’art est ancré selon lui dans le présent, en dehors d’une certaine manière du temps. Il est le temps qui passe, se régénère, évolue, mourant à chaque instant. On comprend mieux sa folie de peindre et son oeuvre considérable. L’oeuvre ne devait exister sous les pinceaux de Picasso que le temps de leur création. Ensuite, il devait passer à autre chose. Cette boulimie du faire explique la nature de l’art à défier le temps qui passe. L’art serait un écoulement de temps, une temporalité sans cesse en train de naître et de mourir simultanément. “Tout l’intérêt de l’art se trouve dans le commencement. Après le commencement, c’est déjà la fin.” précise Picasso. L’art est une renaissance infinie, sans cesse en train de se faire et de se refaire. Continuité oscillant entre le commencement et le recommencement, l’art serait une sorte de source, de fontaine s’écoulant inlassablement.
Marcel Duchamp choisit une pissotière qu’il nomme Fontaine. En un geste instantané, il choisit cet objet pour incarner la nouvelle voie artistique. Le geste est immédiat et radical. Mais cette pissotière n’est-elle pas une sorte de matérialisation d’une durée, d’un présent qui se répète inlassablement ? Exposée renversée, cette pissotière annoncerait plutôt la fin de l’éternité s’écoulant dans l’art depuis la nuit des temps.
Cette pissotière nous intrigue depuis longtemps. C’est en regardant Feuille de vigne femelle, (1950) du même artiste que j’ai vu comme une ressemblance formelle. Cette pissotière ne représenterait-elle pas le bassin d’une femme en position d’accouchement ? La signature R.Mutt dite à l’envers donne « Mutter » : la mère en Allemand. Marcel Duchamp n’aurait-il pas voulu d’un geste frondeur monter une sorte de nativité masculine ?
Le temps qui passe devient donc avec la perte du Beau et l’apparition du Non Beau duchampien un matériau plastique à part entière.
La Fontaine exposée à l’envers annule la perception de la fonction de l’objet. C’est tout l’espace qui est renversé. En effet, regardons la même photographie disposée dans des sens différents, c’est toute la perception de l’objet qui est changée.
Nous apprenons que la fonction d’un objet est indissociable de son orientation dans l’espace.
Sans l’apposition de la signature de Duchamp, l’inscription dans l’espace n’aurait pas eu lieu. Le geste artistique est minimaliste mais à lui seul place cet objet du quotidien dans le champ artistique. Sa fonction est anéantie. Sa fonction consistant à recevoir indéfiniment des jets d’urine et de l’eau est annulée. La pissotière ne coule plus : c’est le présent qui est arrêté par cette opération plastique. Cette pissotière est du même type qu’un arrêt sur image avec la puissance de la photographie. C’est un instantané.
« – Oui. Ça veut dire « tout fait ». Comme les vêtements de confection. Je suis arrivé à une conclusion, il y a assez longtemps. Il y a toujours quelque chose de « tout fait » dans un tableau : vous ne faites pas les brosses, vous ne faites pas les couleurs, vous ne faites pas la toile. Alors, en allant plus loin, en enlevant tout, même la main, n’est-ce pas, on arrive au ready-made. Il n’y a plus rien qui soit fait : tout est « tout fait ». Ce que je fais, c’est que je signe, simplement, pour que ce soit moi qui les aie faits. Simplement, j’arrête là, c’est tout. c’est fini. Ça semble un peu drôle, mais c’ est une conséquence naturelle, en allant au bout du raisonnement. » Cette précision de Duchamp ne veut pas dire qu’il suffit de déposer un objet dans un Musée pour qu’il devienne une oeuvre d’art. Nous voyons bien comment la pensée est à l’oeuvre dans Fontaine qui ne cesse d’être analysée par des critiques. « Une œuvre de Marcel Duchamp n’est pas exactement ce qu’on a devant les yeux, mais l’impulsion que ce signe donne à l’esprit de celui qui le regarde. »
Marcel Duchamp réalise également son élevage de poussière qui montre plutôt cette fois-ci la sédimentation du temps. La durée est le principe moteur de l’élevage de poussière.
Élevage de poussière• Crédits : Man Ray et Marcel Duchamp, 1920
Dans le Grand-Verre, (1915-1923), Marcel Duchamp met en scène une narration visuelle. L’oeuvre suit un cheminement narratif complexe où chaque détail participe au tout. L’oeuvre est composée en deux volets qui se répondent. Cette histoire n’est pas celle d’un roman mais d’une fiction plastique où chaque élément joue un rôle particulier.
« L’art est un jeu entre tous les hommes de toutes les époques. » Marcel Duchamp.
Le temps dans l’oeuvre de Marcel Duchamp prend toute son ampleur. Il défie le temps, le moule, l’incarne, le laisse filer, l’interrompt brutalement, le contemple, le répète, l’écoute, le sent, le transpire, le vit tout simplement. Comme disait l’artiste, c’est au spectateur de décider la postérité des oeuvres d’art. Pour Marcel Duchamp, l’éternité n’a pas le temps…
La Fontaine de Marcel Duchamp fête son centenaire ! Longue vie à la fontaine !
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