Le hasard dans l’art
Quand on s’intéresse au développement du dessin chez l’enfant, on est frappé de constater combien la lutte contre le hasard est fondamentale chez celui-ci. Certes, il y a le stade du réalisme fortuit qui s’empare du hasard pour aboutir à des formes mais c’est un peu comme si l’homme n’avait de cesse de combattre cette force du hasard en lui, déviante, perturbante, dans l’organisation du visible. En revanche, l’histoire de l’art pourrait montrer que le hasard s’est emparé vivement de la scène artistique depuis le XXème siècle dont nous allons retracer l’odyssée. « Maîtriser l’indomptable » semble être la devise de tout un pan de l’art contemporain.
Quand on lit les traités de peinture de la Renaissance, notamment celui d’Alberti, on est frappé par le contrôle que ces théoriciens voulaient avoir sur l’image. Rien n’est laissé au hasard sauf peut-être ce fameux point central inaugurant la perspective placé dans la surface à peindre. Mais en même temps, Léonard de Vinci préconisait le hasard comme une fabuleuse opportunité pour peindre : « […] si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et compléter ».
Il faut remonter à Pline l’Ancien qui relate les procédés de fabrication de Protogène : « « Il y a dans ce tableau un chien fait d’une manière singulière, car c’est le hasard qui l’a peint : Protogène trouvait qu’il ne rendait pas bien la bave de ce chien haletant, du reste satisfait, ce qui lui arrivait très rarement, des autres parties. Ce qui lui déplaisait, c’était l’art, qu’il ne pouvait pas diminuer et qui paraissait trop, l’effet s’éloignant de la réalité : c’était de la peinture, ce n’était pas de la bave. Il était inquiet, tourmenté ; car, dans la peinture il voulait la vérité, et non les à peu près. Il avait effacé plusieurs fois, il avait changé de pinceau, et rien ne le contentait ; enfin, dépité contre l’art, qui se laissait trop voir, il lança son éponge sur l’endroit déplaisant du tableau : l’éponge replaça les couleurs dont elle était chargée, de la façon qu’il souhaitait, et dans un tableau le hasard reproduisit la nature. »
Plus tard, Victor Hugo s’est laissé guidé par des taches effectuées au hasard pour construire ses images.
Victor Hugo explore, exploite l’accidentel, l’aléatoire, l’imprévu : « il jetait l’encre » raconte son fils, Georges Hugo, « au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait pour ainsi dire la tache noire qui devenait lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide ». Pourtant il écrivait : »le hasard bavarde, le génie écoute ».
Henri Michaux, sous mescaline qui est une drogue puissante réalise des dessins empruntant aux surréalistes leur technique de l’écriture automatique. L’inconscient devient le moteur de la création humaine.

Le hasard exprime l’incapacité de prévoir avec certitude un fait quelconque. Ainsi, pour éclairer le sens du mot, il est souvent dit que hasard est synonyme d’« imprévisibilité », ou « imprédictibilité » On attribue l’origine du mot hasard à l’arabe « al-zahr » signifiant à l’origine « dés »2 et ayant pris la signification de « chance », car il désigna jusqu’au xiie siècle un jeu de dés, mais aussi par métaphore tous les domaines relevant de la « science de la Chance » (Averroès).
Voici la définition qu’Aristote donne du hasard : « il y a une foule de choses qui se produisent et qui sont par l’effet du hasard et spontanément », mais il affirme que « le hasard, ni rien de ce qui vient du hasard ne peut être la cause des choses qui sont nécessairement et toujours ou des choses qui arrivent dans la plupart des cas ».
En d’autres termes, pour Aristote, le hasard ne peut provenir que du hasard.
La période contemporaine avec ses facéties, utilise le hasard comme l’a fait Marcel Duchamp avec ses Stoppages Etalon « hasard en conserve ». Il jette par terre trois ficelles qu’il fixera sur un support pour immortaliser le geste. C’est la première fois qu’un artiste revendique le hasard dans ses productions. « L’usage du hasard en art, revendication esthétique bien souvent méprisée comme une absurde fumisterie, renvoie pourtant à une constellation aux multiples facettes et fait ici preuve de sa fascinante puissance créatrice.(…)Avant le XXe siècle, l’accident matériologique représente l’essentiel de l’union entre art et hasard. Ce dernier ouvre à des figurations indéterminées, instables et ambiguës. Allié à la capacité projective de l’esprit humain il donne lieu à de libres interprétations. La première œuvre occidentale revendiquant ouvertement le hasard est à chercher dans les trois stoppages-étalon de Marcel Duchamp. » PIerre Saurisse.
Marcel DUCHAMP, 3 Stoppages-étalon (1913/1964) Détail des 3 caissons
Les zones blanches non touchées par la peinture se nomment « réserves ».
Les compressions et expansions de César sont d’autres mises en scène du hasard.
Arman avec ses Poubelles met en scène également le hasard du quotidien.
Robert Motherwell part de dessins réalisés au hasard pour composer ses toiles. Ces dessins sont appelés par l’artiste « gribouillis ».

Department: Modern Art
Culture/Period/Location:
HB/TOA Date Code:
Working Date: 1961
photography by mma 1979/96, transparency #1ad
scanned and retouched by film and media (jn) 12_02_04
Sophie Calle joue avec le hasard de rencontres qui n’aboutissent pas. Elle décide suite à un long moment de dépression de suivre des inconnus dans la rue à Paris et à Venise. Ces passants lui font découvrir les villes en imposant leur trajet. « il fallait trouver quelque chose à faire. J’ai commencé par suivre des gens dans la rue. Je me suis aperçue que cela donnait une direction à mes promenades. C’était une manière de me laisser porter par l’énergie des autres, de les laisser décider les trajets pour moi. Et de ne pas avoir à prendre de décisions, sans pour autant rester cloîtrée chez moi. […] Circuler, découvrir ma ville. Et aussi errer, comme je l’avais fait durant mes voyages. « SC
» A la fin du mois de janvier 1980, dans les rues de Paris, j’ai suivi un homme dont j’ai perdu la trace quelques minutes plus tard dans la foule. Le soir même, tout à fait par hasard, lors d’une réception, il me fut présenté. Au cours de la conversation, il me fit part de son projet, imminent, de voyage à Venise. Je décidai alors de m’attacher à ses pas, de le suivre « SC
L’art contemporain a introduit le hasard dans le champ des investigations plastiques. Celui-ci renouvelle les formes artistiques. Les oeuvres ne sont plus dominées par la toute puissance de l’artiste qui laisse entrer les chemins du possible impossible dans ses productions. Mais n’est-ce pas la volonté de vouloir maîtriser l’inconnu, qui se manifeste dans l’art contemporain ? Blaise Pascal disait « Le hasard donne la pensée et le hasard les ôte ». Ce sont bien ces deux mouvements qui sont mis en scène dans l’art contemporain. Le hasard figurant dans Elevage de poussière de Marcel Duchamp n’a rien à voir avec celui mis en scène avec les tirs de Saint Phalle. Chez Duchamp le hasard est le créateur de l’oeuvre sans l’intervention de l’artiste tandis que chez Niki, l’artiste le provoque et cherche à le maîtriser.
Stephen King écrit « La vie est soeur du hasard ». L’art contemporain en s’attaquant à celui-ci cherche à mettre en scène un art plus proche de la vie comme le préconisait le mouvement Fluxus. « Le génie est le hasard de la technique et la technique de ce hasard » Louis Gauthier. La sérendipité entre dans le champ de l’art contemporain où chaque phénomène imprévisible est introduit dans celui des actions plastiques ainsi renouvelées.
François Morellet avec 10 lignes au hasard, réalise une peinture très nette de lignes blanches déposées au hasard sur la toile. Le contraste de la facture précise, nette avec l’aléatoire est très présent.
Réinstallation, François Morellet.
Tony Cragg ramasse au hasard des morceaux de plastiques qu’il recycle dans ses oeuvres murales.
Le hasard c’est aussi permettre à l’oeuvre de n’être réalisable qu’une seule fois. On pourrait rapprocher toutes ces tentatives du monotype. Les artistes ainsi cherchent à introduire un effet de style inimitable, impossible à copier. Mais paradoxalement les oeuvres de Pollock par exemple ont été copiées de nombreuses fois ! La quête de l’original unique non fait de main d’homme n’aurait-elle pas à voir avec le divin ? Mais également l’art ne se démocratise-t-il pas avec ces nouvelles techniques inventées par les artistes ?
La Bible proclame: « De même que tu ignores le cheminement du souffle vital, comment se forment les os dans le ventre de la femme enceinte, ainsi tu ne peux connaître l’oeuvre de Dieu, lui qui fait toutes choses » (Eccl. 11 : 5). La réponse des artistes aux textes religieux est sans appel: la quête de l’inconnu, les tabous, les mystères sont affaires artistiques où se joue la dimension humaine, la création avant tout. Les artistes tentent d’expérimenter l’inexplicable.
On pourrait aussi citer ce proverbe arabe » Le hasard c’est l’ombre de Dieu » ou alors la parole d’Einstein » le hasard est le chemin qu’emprunte Dieu quand il veut rester anonyme ». L’association du hasard à Dieu nous interroge sur la relation des artistes contemporains au divin. Ces productions où le hasard est roi montrent-elles la volonté des artistes à s’emparer du divin ou au contraire serait-ce un geste iconoclaste terriblement humain ?
« Ainsi pensé à l’aune de Duchamp, le hasard prend une dimension éminemment symbolique, qui le lie étroitement à la radicalité des avant-gardes et l’érige, chez ses détracteurs, en négateur emblématique des valeurs traditionnellement associées à l’art et à la production artistique : irresponsabilité de l’artiste qui « s’en remet » au hasard, absence de contrôle, d’effort et de travail dans l’acceptation passive d’éléments aléatoires, paresse, faute morale, contingence de l’œuvre qui renonce à toute cohérence formelle. » « Le hasard comme méthode », Sarah Troche ISBN 978-2-7535-3962-4 Presses universitaires de Rennes, 2015, http://www.pur-editions.fr
Paradoxalement le hasard est à la fois la manifestation de la toute-puissance humaine sur l’aléatoire mais aussi manifestation de l’impuissance de l’artiste qui s’en remet aux lois de la nature. La gravité par exemple s’empare de l’élevage de poussière de Marcel Duchamp ainsi que ses Stoppages Etalon. Les objets sont détournés de leur fonction comme chez Saint Phalle où la carabine devient créatrice ne donnant plus la mort.
La quête du hasard dans l’art ne serait-elle pas la quête de la manifestation de la pulsion de l’inconscient dans l’oeuvre d’art ?
« L’aventure des mots se raconte en feuilleton, chaque épisode en appelle un autre, par-delà les frontières des peuples, des langues, des disciplines et des époques, à l’infini ».
Le mot hasard en français a une origine incertaine. Vient-il de l’arabe ? « »Bien que séduisante, et logique, cette filiation ne fait pas l’unanimité. Non pas l’origine arabe de “hasard”, qui semble clairement établie, mais le fait que ce terme vienne d’az-zahr. Car ce dernier mot, qui veut effectivement dire “dé” dans le langage parlé, n’existe pas dans ce sens en arabe classique, où l’on disait plutôt nard, ou nardashir, des mots à consonance persane. » Amin Maalouf « Et d’où viendrait donc “hasard”? Peut-être, disent certains linguistes, du verbe yaçara, qui signifie précisément “jeter les dés”. D’ailleurs, lorsque le Coran condamne les jeux de hasard, il les appelle “mayçir“, un substantif issu du même radical arabe “y.ç.r”. Un radical qui évoque une idée d’aisance, d’abondance, ou de facilité. »
L’art contemporain connaîtrait-il l’abondance en intégrant le hasard à ses oeuvres ? En tout cas, c’est toute la typologie des oeuvres d’art qui est à considérer aujourd’hui selon le nouveau critère de hasard. Ce qui serait intéressant d’étudier c’est : comment le hasard modifie-t-il les formes sensibles ? Quelles sont les incidences communes du hasard dans la création artistique ? Le hasard connaîtrait-il plusieurs figures ou serait-il à chaque fois le « même » dans la figure ?
Danièle Pérez
D’autres thématiques ici:
Les notions dans les arts plastiques
Article complet sur le hasard ici:
http://genevieveblons.blogspot.com/2016/02/1ere-fac-le-hasard-et-le-temps.html
